Un enfant à tout prix

 

Julie Billouin et Magali Meslem                                                                                             

 

La question du droit à la maternité prend de plus en plus d’ampleur ces dernières années et les démarches pour y accéder se développent. Au-delà de l’autorisation de la médecine actuelle, le désir d’être mère et/ou d’avoir un enfant est souvent brandi de façon catégorique et nombre de femmes tentent d’y accéder. Outre les recours aux PMA à l’étranger avec choix du profil du donneur sur catalogue, les « inséminations maison » croissent. Hors toute intention moralisatrice, peut-être pouvons-nous examiner quel désir inconscient se camoufle derrière la démarche ? Quel est donc cet enfant désiré ? De quoi est-il porteur ?

 

Madame A cherche obstinément un géniteur sur les réseaux sociaux, elle dit avoir l’impression de « se réveiller à 42 ans et d’avoir loupé sa vie ». Maintenant il lui faut « trouver ce qu’elle n’a pas et qui lui manque, un mec qui lui fasse un enfant ». Il y a tout à coup, dans sa vie, une précipitation dans un mouvement, celui d’être enceinte et d’avoir un enfant à tout prix. Ainsi, elle a des relations sexuelles non protégées avec des hommes rencontrés lors de « dates », persuadée que le seul sens de sa vie est là, dans le fait d’avoir un enfant.

 

Quelles raisons à cette urgence ? Le discours décomplexé de Madame A nous éclaire : «  avoir un enfant, c’est pour mes vieux jours. Je ne suis pas propriétaire, mon travail n’est pas sûr, je n’ai pas construit de famille, j’ai rien rayé de la liste que les autres ont à mon âge, un mari, un enfant, un travail, un appartement  (…) Je veux me reproduire pour que ma famille ne me regarde pas comme une vieille fille. Il me faut un enfant, je ne suis pas complète. J’ai fait la cigale toute ma vie, j’ai tout claqué, rien construit et maintenant je paye ». Le problème ici c’est que non seulement madame paie, mais l’enfant qui viendrait alors en réparation, en complément, et même en comblement, va trinquer aussi. C’est alors au clinicien d’alerter la patiente sur cette tentative, haineuse, de faire peser un fardeau sur les épaules d’un enfant qui n’est même pas encore né. Elle dit, par ailleurs, sa haine avec une franchise déroutante, ne pas aimer les enfants, ne pas envisager de s’en occuper, elle, si centrée sur sa personne, ne supporte d’être dérangée par rien, ni personne. Elle envisage de trouver un homme qui le fera à sa place. 

 

L’enfant apparait ici comme un élément d’une liste à avoir, un bâton de pèlerin pour ses vieux jours. Manquer est insupportable pour certaines femmes et l’enfant devient alors une tentative pour échapper à cette confrontation. Cette tentative, la clinique psychanalytique en témoigne, est un leurre, grave de conséquences, car elle entraine avec elle un être qui, bien avant sa mise au monde, est porteur d’une fonction qui n’est rien d’autre qu’une entrave à son bon développement, celle de phallus imaginaire pour la mère.

 

La psychanalyse de Madame A freine les ardeurs de ce désir. Elle vient en séance dire son désir d’avoir pour soi un enfant-objet. Par touches, la castration opère. Désirer avoir un enfant n’est pas la même chose que désirer l’enfant. Dans l’imaginaire maternel, l’enfant semble pouvoir tout accomplir : satisfaire, réparer, combler les deuils, la solitude, le destin, sa propre enfance, le sentiment de perte... Grâce à sa cure, cette dame se départit de ce désir jouissif, mortifère, pour peut-être en laisser émerger un autre, celui de rencontrer un homme pour faire couple.

 

Que certaines femmes, piquées par leur âge qui avance ou non, se sentent prises d’une urgence à vouloir un enfant, coûte que coûte, ne date pas d’aujourd’hui. Ce qui, par contre, est de notre époque, c’est ce que la médecine actuelle l’autorise et réponde à la demande des ces femmes en ignorant tout de la logique inconsciente qui se trame derrière. Cette démarche ignorante est lourde de conséquences.

 

Mme Z, schizophrène, vient me rendre visite il y a peu. Je suis la énième « psy » qu’elle consulte (psychiatre, psychanalyste, psychologue), mais pour combien de temps ? Elle m’indique très limpidement, à la manière du discours psychotique, qu’elle a 30 ans de psychiatrie derrière elle. Elle se dit stabilisée mais l’équilibre psychique, social et matériel de cette dame est bien précaire et ne tient qu’à un fil. Le délire n’est jamais loin dans le discours de Mme Z. Son âge avoisine davantage les 50 que les 40 ans désormais et pourtant, Mme Z a donné naissance, il y a 2 ans, à une fille, naissance issue de la PMA. Mme Z fait partie de ses femmes qui, seules, sans passer par la rencontre sexuelle, sans passer par la difficulté mais aussi la joie de faire couple, peuvent désormais revendiquer le droit à l’enfant et bénéficier des progrès de la médecine actuelle. Le mot « progrès » vient ici signaler l’évolution, indéniable, de la médecine mais pour autant, cette évolution ne va pas dans la bonne voie lorsqu’elle se met au service des organisations intramoïques de l’être, à savoir ceux nourris par la haine et le désir de vengeance. Car c’est de cela dont il s’agit, Mme Z dévoile le pot aux roses très rapidement : elle a fait un enfant « pour sa mère » – d’ailleurs, elles l’élèvent ensemble –, et même pour « venger » sa mère. Mais puisque la déconnade a toujours des limites – je parle ici de la déconnade des médecins qui ont autorisé cette insémination artificielle, laquelle consiste, d’une façon vétérinaire, à engrosser une femme qui n’a absolument pas les moyens psychiques, financiers et matériels pour assumer une telle responsabilité –, a été décidé le placement de l’enfant à l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance). Ainsi, un bébé de 10 mois, issu d’une PMA d’une mère psychotique délirante, sans père dans l’affaire, se retrouve, inévitablement et à peine venu au monde, placé en famille d’accueil.

 

Jusqu’où ira-t-on au nom de ce droit à l’enfant ? De quel droit une femme pourrait faire un enfant sans passer par la rencontre amoureuse et la rencontre sexuelle qui supposent, inévitablement, la castration ?

 

Des femmes veulent avoir un enfant non pas parce qu’elles sont en couple et amoureuses, non pas pour fonder une famille, non pas pour prendre soin d’un être nouveau à venir au monde, non pas parce qu’elles sont capables et suffisamment responsables pour éduquer et veiller sur leur enfant pendant au moins 25 ans, ce que toute femme qui désire un enfant devrait avoir à l’esprit. Non, elles veulent, et seule la psychanalyse nous enseigne de quoi il retourne, un substitut phallique pour leur jouissance. Ces femmes, à l’évidence, ne sont pas encore femme dans leur existence et encore moins sujet. Le rapport au phallus, soit le rapport au manque et à la jouissance, c’est cela qui viendra se dévoiler au cours d’une cure psychanalytique, laquelle leur permettra de rencontrer leur castration. Cette rencontre prend un certain temps, nécessaire, qui ne case pas avec l’urgence d’avoir un enfant. Mais cette rencontre est fondamentale pour que l’être puisse s’engager sur une voie désirante. Une voie désirante et « vouloir un enfant à tout prix » sont incompatibles. Je suis souvent (faussement) surprise dans ma clinique d’entendre ces femmes, plus ou moins jeunes, désirer un enfant sans même être en couple. Je fais alors l’ignorante auprès d’elles et je leur demande : un enfant de qui ? Cela, pour leur signaler « chaque chose en son temps ». D’abord la rencontre avec un homme, avec lequel elles seront prêtes à vivre au moins quelques décennies, et ensuite le projet d’enfant. Sinon, il ne s’agit pas d’un désir d’enfant mais d’une envie d’objet phallique, objet fétiche, bref, le Penisneid freudien. Et cela se règle sur le divan, nulle part ailleurs. Car lorsque la médecine cède à ce caprice, c’est de la haine à l’état pur qu’elle sert. La haine de mettre un enfant au monde sans même se poser la question du père, ou d’une famille, ou de l’amour nécessaire pour accueillir et faire grandir un enfant. L’amour vorace de ces femmes, seules, qui s’arrangent pour avoir un enfant à tout prix, n’est pas de l’amour. L’amour suppose la castration. Quelle mouche a donc piqué la médecine de nos jours ? Les médecins ont-ils à ce point besoin d’amour pour répondre ainsi aux demandes des patientes ? Ou bien, est-ce simplement une logique financière, de marché, la PMA étant un filon probablement juteux ? Peu importe la raison, de toute évidence, la castration n’est pas au rendez-vous et quand elle n’est pas au rendez-vous, le résultat est désastreux, toujours.

 

La cure psychanalytique est une voie possible pour calmer l’exaltation de ce désir impétueux et ouvrir une autre voie. Écoutons cette psychanalysante : «  je veux être libre et indépendante et grandir dans ma vie, peut-être est-ce ce que je recherche en faisant un enfant mais peut être également que je peux le devenir grâce à ce travail de psychanalyse et que cette voie y mène ».